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          Érigées au néolithique du 5e et le 3e millénaire avant notre ère, les pierres de Carnac (Karnag) font partie des ensembles mégalithiques les plus connus au monde. Des croyances et légendes sur ces menhirs, tumulus et autres dolmens, aux nombreuses interrogations qu’ils suscitent encore aujourd’hui, il n’y a qu’un pas : Les menhirs étaient des appareils radiesthésiques, comme des fiches, des prises électriques enfoncées dans les points où les courants se ramifiaient en différentes directions [et] indiquaient le parcours d’un courant déjà repéré. Les dolmens étaient chambres de condensation de l’énergie où les druides, par des artifices géomantiques, cherchaient à extrapoler le dessein global ; les cromlechs et Stonehenge étaient des observatoires micro-macrocosmiques d’où on s’escrimait à deviner, à travers l’ordre des constellations, l’ordre des courants – car, ainsi que le veut la Tabula Smaragdina [Table d'Émeraude], ce qui se trouve dessus est isomorphe à ce qui se trouve dessous.

            Au Moyen Âge, sous les oripeaux du christianisme ou totems païens, on pratique des rituels sur certaines pierres, sources et plantes. Le peuple leur attribue des vertus merveilleuses. Elles guérissent les malades, donnent la fécondité, démasquent les parjures.

            On trouve la première mention de ces pierres en 452, dans le canon du Concile d’Arles : allumer des flambeaux devant les pierres est sacrilège. En 567, le Concile de Tours impose aux pasteurs de chasser tous ceux qu’ils voient faire devant certaines pierres, des choses sans rapport avec les cérémonies de l’Église. À Nantes, lors du Concile, vers 658, le 20e canon ordonne que ‘‘les évêques et leurs ministres travaillent à abolir les restes de l’idolâtrie, tels que les arbres consacrés aux démons, pour lesquels le peuple a une telle vénération qu’il n’oserait en couper une branche ni un rejeton ; les pierres qui sont auprès des bois et dans les masures, sur lesquelles il fait des vœux et des oblations’’. Le Capitulaire prononcé à Aix-la-Chapelle en 769, prévient ‘‘que celui qui, suffisamment averti, ne fera pas disparaître de son champ les simulacres qui y sont dressés, soit traité comme sacrilège et déclaré anathème.’’ Charlemagne, lui-même, donne l’ordre de détruire les pierres qui ‘‘donnent des occasions d’idolâtrie aux ignorants’’. Les siècles se suivent, le culte et la fascination pour les pierres perdurent, faisant fi des interdits.

            À partir du 17e siècle, l'Église adopte des méthodes moins radicales, mais à la symbolique tout aussi violente : on christianise les mégalithes. Les menhirs sont surmontés d'une croix ; on y creuse une niche pour abriter la statue du saint local ; on les transforme en calvaire comme à Cruz-Menquen, à Carnac. Là, on plante une croix au beau milieu du dolmen pour laver les péchés de celles qui, les nuits de pleine lune, s’asseyaient sur ce que tout le monde appelait la Pierre chaude. Enfin, il arrive qu’un menhir se transforme en stèle gravée d'une inscription latine à la gloire d’une famille noble de la paroisse.

            Dès l’époque gauloise, on se forgeait sans doute des imaginaires autour de ces pierres érigées pour certaines 4000 ans auparavant. Des histoires de korrigans, de fées et de géants peuplaient déjà ces anomalies du paysage. Pour tous, ils habitaient encore là au 19e siècle, quand l’Église a tordu le mythe préchrétien. La légende populaire racontait l’histoire de Cornely (Korneli) se cachant dans l’oreille de l’un de ses bœufs, et changeant en pierres les soldats païens qui le poursuivaient. Ainsi les Alignements de Carnac devinrent la création de Cornely christianisé au 17e siècle en Corneille (21e pape au IIIe siècle de notre ère). L’église paroissiale fut vouée à Corneille et on attribua à Cornely le titre de protecteur paroissial des bêtes à cornes. La découverte des ossements de bœuf dans le tumulus Saint-Michel à Carnac ; les bovins à cornes démesurées gravés sur la Table des marchands de Locmariaquer et le Cairn de Gavrinis ; les ossements de deux bœufs enterrés sous le tumulus d’Er Grah de Locmariaquer ; et enfin la figurine en bronze d’un bœuf à la villa gallo-romaine des Boceno… Tout cela appuyait la thèse de certains auteurs : Cornely, identifié comme divinité préceltique associée aux bêtes à cornes, pouvait s’apparenter au dieu gaulois Cernunnos. Cette supposition reposait également sur la parenté linguistique entre Carn, Carnac, Karnag, Carnec, Cornely, Carnely, Korneli, Cernunnos, Carnunnos, Carnutes…

            Il faut attendre la deuxième moitié du 18e siècle et sa soif de connaissance pour que les mégalithes suscitent la curiosité et surtout l'imagination des premiers antiquaires. Suite aux débuts des relevés et fouilles de Christophe-Paul de Robien en 1725, nombre d’érudits livrent alors des théories sur les mégalithes et leurs origines tantôt phéniciennes, égyptiennes, celtes, druidiques, gauloises ou même romaines… Des fouilles sont entreprises au 19e siècle et un premier inventaire des monuments mégalithiques du Morbihan est réalisé par le chanoine Joseph Mahé (1825), archéologue et ethnomusicologue de la première heure. En 1826, une quinzaine d’érudits du pays de Vannes se regroupent autour de Joseph Mahé pour fonder la Société polymathique du Morbihan qui s’intéressera principalement à l’archéologie. En 1864, les britanniques William Collings Lukis et Henry Dryden visitent Carnac, suivis en 1873 par l’écossais James Miln. Le jeune Carnacois Zacharie Le Rouzic est alors l’élève de Miln.

            À partir des années 1880, deux personnages ont un rôle fondamental : Daniel Beaupré, chargé de l’acquisition de nombreuses pierres par l'État et Félix Gaillard, chargé de leur restauration. Puis, en 1882, Zacharie Le Rouzic, âgé de 17-18 ans, devient le gardien du Musée J. Miln, mais ne commence réellement son activité archéologique qu’en 1896 et ne sera nommé conservateur qu’en 1910.

            Tous ces artefacts insolites nous ont été transmis, dans le plus bel et inspirant désordre. Les Morbihannais Joseph Mahé et Zacharie Le Rouzic incarnent à eux seuls l’intuition de Prosper Mérimée (1852) : ‘‘la seule conjecture sérieuse que suggère l'aspect de ces lieux remarquables, c'est qu'ils ont dû avoir une sainteté particulière aux yeux des anciens habitants du pays’’. Un siècle plus tard, Mircea Eliade (1965) estime que cette civilisation de bâtisseurs de mégalithes ‘‘se caractérise par le lien mystique qu’elle cultive entre les Morts et les Vivants. Le plus souvent associées à des tombes et à un culte des ancêtres, ces réalisations monumentales en pierre invitent à un sentiment de permanence éternelle’’.

Laisser ces pierres surplomber nos vaines agitations de mortels ? ou en dresser de nouvelles, comme de nouveaux défis à relever ? Les Alignements de Carnac, le Monument circulaire de Stonehenge, la Chaîne funéraire de Jabal Ruwaik au Yémen, l’Obélisque de Louxor, le Cairn de Barnenez, les Géants de Pâques, le Grand menhir de Locmariaquer, les Sphères mégalithiques du Costa Rica, les Pierres phalliques de Chelba-Tutitti en Éthiopie, le Cairn de Gavrinis, les Cercles de pierres de Sine Ngayène au Sénégal, le Zorats Karer en Arménie, le Göbekli Tepe en Turquie… sont autant de signes d’une recherche incessante, confiante mais impatiente, d’un monde parallèle – vertical.

            Nous n’avons jamais cessé de poursuivre la quête des bâtisseurs de Carnac. Le One World Trade Center, le Mont Saint-Michel, la Cathédrale de Chartres, la Tour Eiffel, la Liberty Enlightening the World… autant de Tours de Babel, pour chercher toujours plus haut. Mais comprendrons-nous, un jour, quel message nous a laissé le murmure silencieux des pierres de Carnac ?

Roland Becker

(Umberto Eco, Il pendolo di Foucault, Milan, Gruppo Editoriale Fabbri, Bompiani, Sonzogno, 1988 – Le Pendule de Foucault traduit de l’italien par Jean-Noël Schifano, Paris, Grasset, 1990, p. 458.)

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